Les vidéos des filles et des femmes peuplent nos réseaux et nos téléphones. Nous ne nous lassons pas de les regarder, de les aimer, de les juger. Mais pourquoi ?
Claire Richard, journaliste et autrice spécialisée dans le numérique, est plutôt tech critique, mais les filles qui se filment la fascinent. Curiosité, obsession, répulsion, jugement moral et parfois même une pointe d’envie… elle est assaillie de sentiments contradictoires : est-ce superficiel ou émancipateur ? Libérateur ou aliénant ?
“J’oscille entre deux positions : d’un côté me dire qu’en se filmant, ces jeunes femmes fédèrent d’immenses communautés de filles, qu’elles façonnent leur vie et leur émancipation, et que si ça ce n’est pas féministe, alors qu’on m’explique ce qui l’est. De l’autre, me dire qu’elles le font en reproduisant des codes éculés de la féminité, en se pliant aux logiques algorithmiques de l’économie de l’attention conçue pour enrichir avant tout les GAFAM, et que si ça ce n’est pas aliénant, alors qu’on m’explique ce qui l’est.”
— Claire Richard
Pour comprendre, elle remonte aux origines, quand une jeune femme de 19 ans a, pour la première fois, l’idée de brancher une webcam dans sa chambre et de la connecter au monde entier. Elle s’appelle Jennifer Ringley, alias Jennicam, elle est la première à vivre sa vie sous les yeux des « internautes » et à devenir célèbre pour ça. Mais Jennifer Ringley s’est volatilisée d’Internet. Pas de page Facebook, pas de compte Insta ou de profil LinkedIn. Juste quelques interviews données à des médias anglo-saxons.
Sur ses traces, Claire plonge dans le Web des années 1990, créé par et pour de jeunes hommes blancs. Elle rencontre des camgirls qui ont travaillé à la même époque que Jennicam. Ana Clara Voog, Val Weber, Ducky Doolittle ou Sunny Crittenden lui racontent comment iels ont repensé l’intimité, créant une expérience sociale qui a remis en question la télévision ultra formatée et les normes de genre. Elle interroge Nicolas Thély et Emma Maguire, pour comprendre ce qui a vraiment changé sur Internet ces 30 dernières années.
“A la croisée du road trip et du film d’archives, cette enquête poétique épouse le regard de Claire dans ce voyage sur une femme en avance sur son temps. (…) Le documentaire “Cam Gaze, à la recherche des premières camgirls” est une enquête désirante, vibrante, émouvante, poétique, drôle et pleine d’explorations formelles.”
— Camille Ducellier
Episode 1 : A la recherche des premières camgirls
1996, le web a 4 ans. Jennicam est étudiante en Pennsylvanie quand elle branche une webcam qui filme sa chambre 24 heures sur 24. Son but? Faire une performance, montrer la vie telle qu’elle est, acnée et soirée loose comprises. Elle devient la première célébrité d’Internet de l’histoire.
Aujourd’hui, Jennicam est introuvable. En partant sur ses traces, Claire Richard découvre d’autres archives, d’autres femmes qui, à la même époque, ont fait de la webcam leur mode d’expression. Anacam, Ducky Doolittle, Sunny Crittenden racontent comment elles ont changé internet. En décidant du cadre, en racontant leur vie sans filtre, elles ont ouvert la voie à des milliers de descendantes qui règnent sur Internet.
Episode 2 : Les camgirls s’approprient la caméra
Les années 90 c’est aussi l’avènement de la téléréalité et du male gaze au cinéma. Les médias parlent de l’exhibitionnisme des camgirls, sans parler du reste : le fait qu’elles codent, par exemple.
En décidant de se dévoiler selon leurs propres termes, les camgirls construisent un autre regard sur la nudité féminine, sans rejeter entièrement les normes de genre mais en négociant avec. Certaines flirtent avec l’érotisme, d’autres exploitent pleinement le potentiel sexuel de la webcam. Un nouveau business apparaît, d’abord artisanal puis dominé par de grandes plateformes de paiement comme PayPal ou Mastercard. C’est le paradoxe d’Internet : la démocratisation du désir s’accompagne d’une monétisation toujours plus grande.
Episode 3 : La fin des webcams
Dès le début, les camgirls essuient le harcèlement en ligne et la misogynie. Comme les influenceuses d’aujourd’hui, elles sont attaquées et menacées. Et ce n’est pas la seule difficulté qu’elles rencontrent : comment faire pour continuer à susciter l’intérêt du public ? Jennicam invente alors une nouvelle forme : les vlogs… Mais en 2002, elle éteint sa webcam pour de bon. Après elle, les webcams ferment une à une. Internet change profondément. Les réseaux sociaux remplacent les pages personnelles, le public se diversifie et se démocratise. Dans ce nouvel Internet, la mémoire des camgirls s’efface.
Camille Ducellier
Artiste multimédia et autrice-réalisatrice, Camille Ducellier explore depuis 2010 la diversité des corps, des genres et des cultures minorisées. Son travail, entre documentaire, art numérique et création sonore, revisite notamment l’archétype de la sorcière dans une perspective féministe. Elle a signé plusieurs séries remarquées — Gender Derby, Chef.fe et Sorcière Lisa — et elle est membre de commissions du CNC depuis 2023. Elle est aussi l’autrice du Guide pratique du féminisme divinatoire (Cambourakis, 2018).
Claire Richard
Autrice et documentariste, Claire Richard s’intéresse aux liens entre intime et politique, aux cultures numériques et aux luttes collectives. Elle est notamment l’autrice de Les Chemins de désir (2019) et Des Mains heureuses (2023, Seuil) ainsi que de plusieurs fictions et documentaires sonores primés en France et à l’international (prix Italia, prix Europa, prix Télérama…). Dans des formes souvent hybrides, elle explore les fantômes, la piraterie ou encore la santé communautaire… dans une approche sensible et située, centrée sur l’écriture et le montage des voix.














